16 Jun
16Jun

La légende de Sainte Lucie 

Un texte tiré d’une légende Corse, adapté et illustré par quelques membres de l’atelier de Peinture de L’association Roquebrune amitié 


Dans un petit port méditerranéen où soufflait un vent de mansuétude  et de sérénité, vivait une population de pêcheurs intrépides et fiers de leur métier.

Au pied de la montagne, entre l’église et la grève, dans une petite chaumière de pierres sèches aux tons divers et variés, demeurait une veuve de marin et sa fille prénommée Lucie. Pour assurer leur subsistance, les deux femmes élevaient quelques poules et entretenaient un petit potager entouré d’un muret. Pour pouvoir se procurer quelques produits essentiels tels que l’huile, les bougies, le tissu ou le fil, elles allaient vendre au marché du village voisin quelques-unes de leurs volailles, des légumes du jardin ainsi que des coquillages et des salicornes qu’elles ramassaient sur le rivage.  

Même si les temps étaient durs,  la vie n’étant qu’une succession futile de désirs et de renoncements, les deux femmes étaient heureuses car elles savaient se contenter du peu que leur apportait l’existence. Il y avait  en elles, une joie tranquille, une sérénité enthousiaste. C’est ainsi qu’elles jouissaient d’une félicité sans pareil, laissant aller la vie sans se tourmenter, prenant les choses comme elles venaient, comme un don de Dieu.

 Malgré un labeur harassant et l’acharnement des ans sur son corps meurtri, la maman, toujours souriante sous ses cheveux relâchés, restait encore alerte et fraîche. 

Lucie, quant à elle, était à la fois fine et gracieuse. Elle avait de grands yeux bleus qui semblaient accrocher la lumière et des reflets de soleil scintillaient dans son regard à chacun de ses sourires. Tandis que quelques  mèches de sa chevelure s’agitaient sous l’effet du vent marin, ses longs cheveux châtains ondulaient gracieusement autour de son visage. Lucie était très pieuse et incarnait la gentillesse. Elle ne manquait jamais de prier la Sainte Vierge afin qu’elle la protège du malheur et lui permette de rencontrer l’amour. Elle vouait à la mère de Jésus-Christ une adoration sans égal qui l’amenait à fréquenter dévotement la maison du Seigneur. 

C’est ainsi qu’elle prenait plaisir à assister  régulièrement à la messe où  elle écoutait toujours attentivement les sermons du prêtre dans lesquels ce dernier promettait une vie meilleure dans l’au-delà. Au surplus, pour ajouter à son ravissement, il y avait ce merveilleux moment de récréation où  les orgues et les chants lui apportaient l’apaisement des sens. La musique  lui procurait alors un doux réconfort  ainsi qu’une profonde volupté qu’elle goutait avec joie. 

Les jours s’ajoutaient aux jours et les mois aux mois formant des années. Mais un matin en se réveillant, Lucie entendit sa mère qui toussait en se raclant la gorge. La pauvre femme s’était sentie soudainement lasse,  fatiguée, abattue. Les jours suivants, ses toussotements devinrent de plus en plus fréquents. Puis ils se transformèrent en de terribles quintes de toux dont la violence ne cessa de s’accentuer.  Malgré tout, Dame Christine continua son labeur quotidien. Mais son ardeur diminuait. Courageusement Lucie s’investit davantage pour soutenir sa mère. D’abord, elle  accepta son sort avec une grande équanimité. Mais l’atmosphère brisait tous ses élans de vie. Bientôt, un torrent de sensations confuses déferla en elle et, seuls  les quelques mots d’espoir et de réconfort du curé qu’elle rencontrait chaque jour, arrivaient à calmer son esprit tourmenté.   

Malheureusement, l’état de santé de la maîtresse de maison se dégradait et l’argent manquait pour faire venir un médecin. 

Lucie alla cueillir quelques herbes aux vertus médicinales. Des voisines lui indiquèrent des remèdes Mais toutes ces médications restèrent sans effet.

 Quand l’hiver fut venu et qu’il se mit à neiger, l’état de santé de Dame Christine empira. Un jour, alors qu’un ciel laiteux s’était rapproché de la terre et qu’un vent rageur poussait les flocons dans l’air froid, elle s’alita. 

Lucie alla chercher une bonne provision de bois flotté et en ajouta de grandes brassées dans la cheminée afin que le logis restât bien chaud. L’inclémence des temps la condamnait à la claustration et elle passait la majeure partie de ses journées dans un état quasi catatonique, recroquevillée sur elle-même, gémissante, le visage inondé de larmes. 

Malgré ses efforts de tous les instants pour se distraire de ses idées noires, l’inquiétude vint habiter la jeune fille. L’ambiance de la maisonnée déposait en elle les alluvions de la tristesse.  

Lorsque sa mère commença  à régurgiter sa nourriture, le temps se mit à passer au ralenti. Les jours duraient une éternité. Dès qu’elle n’était plus occupée, Lucie priait sans cesse la Sainte Vierge de venir en aide à sa mère. Progressivement, l’expression de son visage changea, empreinte d’une immense gravité qui la noyait toute entière dans les profondeurs abyssales du chagrin. Elle sentait la présence physique de la mort et son regard exprimait une douleur sauvage. 

Au fil des jours, tandis qu’une grande lassitude s’emparait  de tout son être, une sorte de vide se fit dans son âme. Elle vivait désormais dans la brume épaisse et malsaine du doute et c’était comme si l’avenir se couvrait d’un voile impénétrable où tout espoir disparaissait. Elle avait tenté de se garder des excès de l’imagination qui lui montrait à travers l’image de l’agonie et de la mort, un avenir d’infortune et de misère. 

Un soir, alors qu’elle était épuisée par le carrousel incessant de ses pensées morbides et de ses questions sans réponses, elle finit par s’endormir et fit un rêve mystérieux. 

Le visage couvert d’un masque blême, le corps enveloppé d’un long manteau noir élimé, une vieille femme frappa à la porte de la chaumière. Il faisait froid et il pleuvait. Entendant frapper, Lucie ouvrit sa porte.

 - Je n’ai rien mangé depuis trois jours. J’ai faim  et je ne sais pas où aller dormir. Il fait si froid.  Je suis trop épuisée pour envisager de continuer mon chemin. Je ne suis qu’une mendiante et je n’ai rien à te donner sinon ces quelques coquillages vides dont je fais des bijoux de pacotille. Accepterais-tu de me donner l’hospitalité pour cette nuit. Je ne te volerai pas. 

On lisait dans ses yeux un désarroi et  une détresse douloureuse. Généreuse, Lucie fit entrer la vielle femme qui s’installa près de l’âtre. Elle lui donna le peu de soupe qu’elle avait gardé pour elle et s’endormit. 

Le lendemain, une fois réveillée, la jeune fille trouva la veille femme assise à la table. Silencieuse et calme, à l’aide de petits morceaux de ficelle, cette dernière assemblait patiemment deux opercules de turbo.  La face plate représentant une spirale couleur ivoire, et la face bombée, plus orangée faisaient ressembler ces capuchons à de jolis coquillages.   

Lucie coupa un morceau de pain rassis et en donna une part à son invitée. 

- Il me parait que ta parente est bien mal en point et qu’elle passera bientôt. 

- Je le crains en effet, car les vœux que je formule à travers mes prières auprès de la Sainte Vierge ne sont pas exaucées.  Les voies du Seigneur sont impénétrables, m’a dit monsieur le curé. Je ne sais donc plus quoi faire pour sauver ma pauvre mère. 

- Serais-tu prête à faire un immense sacrifice pour que le ciel lui rende la santé ? fit la vielle femme sur un ton ingénu. 

- Je suis prête à tout, ma pauvre dame, mais je ne vois pas ce que je pourrais faire. 

- Accepterais-tu, en échange de la santé de ta chère maman, de perdre tes jolis yeux  et de devenir aveugle jusqu’à la fin de tes jours ?, interrogea mystérieusement la mendiante. 

- Je suis prête à tous les sacrifices pour que maman retrouve la vie. Alors oui, je veux bien perdre la vue si je peux nourrir l’espoir qu’elle va guérir.   

- As-tu conscience que le fil de l’espérance qui accroche à la vie n’est guère plus épais que celui tissé par l’araignée. Sais-tu  que si ce fil est mince, il est aussi solide et résistant que les sentiments que l’on éprouve pour ceux que l’on aime ? lança la vieille femme. 

Bien que le langage de son invitée lui parût étrange et symbolique, Lucie resta ferme sur sa décision.   

- Alors étends-toi sur ta paillasse et laisse-moi faire. Bientôt, tu seras pour longtemps, pour très longtemps, dans le noir le plus complet. Es-tu bien déterminée ? 

- Oui, madame. La vieille femme déplia l’objet qu’elle avait fabriqué à l’aide des deux grandes coquilles. Elle les attacha autour de la tête de Lucie en prenant soin de bien lui recouvrir les yeux. 

- Dans un instant, tu seras totalement aveugle. Il est encore temps de revenir sur ta résolution. Persistes-tu dans l’idée de ton sacrifice ? 

- Oui, je le veux pourvu que ma mère retrouve la santé.  

Une fois dans l’obscurité complète, Lucie fut en proie à une sorte d’anéantissement qui la préparait à la mort de ses yeux. Alors que la mendiante s’était rendu maitresse des lieux, elle restait cependant innocemment confiante. 

Elle réfléchit longtemps à la signification des phrases singulières qu’elle avait entendues.  Elle les répéta, les creusa, les feuilleta. Elle sentait obscurément qu’elles renvoyaient à autre chose dont elle était impatiente de deviner tous les contours, quand le terme d’amour se révéla à son esprit. 

Combien de temps resta-t-elle aveugle ? Lucie ne le sut jamais. Mais lorsqu’elle se réveilla un matin, l’esprit embrumé d’une espèce de langueur,  elle éprouva une étrange sensation.  C’était comme s’il y avait eu quelque chose en elle qui avait résisté et avait su chasser le mauvais sort et  la mort. 

Elle se frotta les yeux. Les deux coquillages dont  la mendiante avait couvert ses yeux gisaient sur sa couche. La jeune fille battit des paupières pour refouler les larmes qui montèrent soudainement à ses yeux qui remplissaient à nouveau pleinement leur fonction.

 Il ne faisait plus aussi froid. Alerte et pleine de vie, sa mère préparait le petit déjeuner en chantonnant. C’était comme s’il ne s’était jamais rien passé. Le bonheur était revenu tout naturellement dans la maisonnée. 

Par la petite fenêtre du logis, dans un ciel gris tourmenté de lourds nuages gris, des mouettes se rapprochaient du rivage en criant. Malgré l’agitation des éléments, Lucie se leva et alla ouvrir la porte d’entrée afin de bien se persuader qu’elle avait réellement recouvré la vue. Doucement agitée, la mer ondulait paresseusement et son clapot  venait, sans force mourir mollement sur la grève. Une vague de félicité submergea notre héroïne qui, aussitôt, embrassa sa mère avec une joie intense. 

Dans l’après-midi, Lucie enfila sa plus belle tenue au chemiser légèrement décolleté sur la poitrine. Elle transforma en collier les deux coquillages qui lui avaient porté bonheur. Elle descendit sur la grève et tout en remerciant les cieux pour leur clémence, elle se promena lentement le  long du rivage. 

C’est depuis cette époque que l’opercule de turbo que l’on trouve sur nos plages, porte le joli nom d’œil de Sainte Lucie.  

                                                                                                                         Michel NOUGIER 


Ce texte a été illustré par : Mesdames Brigitte Bertoux, Sylvie Maïo, Fabienne Reul et monsieur Michel Nougier. 

- Photos : Brigitte Bertoux


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